Opinions
28.01.2022

Monnaies numériques: la BNS peu disposée à changer de discours 

La Suisse, championne de l’innovation, a besoin des monnaies numériques. Tandis que les banques centrales du monde entier aspirent à les introduire auprès du grand public, la Banque nationale suisse considère que les innovations dans ce domaine sont du ressort du secteur privé. Une chose est sûre: maintenir le statu quo n’est pas la solution. 
Article deMartin Hess

Le système de paiement est en pleine mutation. Le trafic des paiements sans numéraire explose. Et ce n’est pas fini. Il suffira bientôt de quelques fractions de secondes pour transférer les paiements, qui, dans l’«économie 4.0», seront automatiquement déclenchés avec des smart contracts. Qui plus est, le besoin de sécurité dans le traitement des avoirs numériques se fait toujours plus pressant.

Si les conditions-cadres restent de premier ordre en Suisse, ces développements doivent être pris en compte. Au chapitre des bonnes nouvelles, les paiements instantanés (Instant Payments) feront bientôt leur entrée en Suisse. A partir d’août 2024, la norme SIC5 sera obligatoire pour de nombreuses banques. Le projet de la Banque nationale suisse (BNS) et de SIX vise une pratique de paiement de première qualité à l’échelle internationale pour l’économie et la population, tout en posant les jalons de nouveaux modèles d’affaires. C’est déjà bien, mais nous n’avons pas encore atteint la fin des surenchères patriotiques (technologiques).

Mot-clé «CDBC»

Pour cause, la demande de moyens de paiement numériques assortis de nouvelles fonctions, sur lesquelles les banques centrales et les entreprises technologiques travaillent d’arrache-pied. Après l’engouement suscité par les cryptomonnaies comme le bitcoin et les vagues soulevées par la «Libra», l’ancien projet de cryptomonnaie de Facebook, un nouvel acronyme est sur toutes les lèvres: CBDC, qui signifie Central Bank Digital Currency (monnaie numérique de banque centrale). Les CBDC focalisent l’attention de toutes les banques centrales et sont déjà appliquées dans trois espaces monétaires. L’eRMB (renminbi électronique) chinois se trouve encore au stade de pilote, mais il compte déjà 140 millions d’utilisateurs et devrait, la semaine prochaine, être accessible à tous les visiteurs des Jeux olympiques.

Les CBDC promettent notamment de préserver la souveraineté monétaire des banques centrales, d’augmenter l’efficience dans le trafic des paiements internationaux et de faciliter l’accès au système financier pour le public.

Au beau milieu de cet élan mondial, seuls le Conseil fédéral et la BNS ne sont pas vraiment disposés à suivre le mouvement. Ils ont tous les deux souligné qu’ils ne voyaient aucun besoin pour la population d’avoir accès à un franc numérique émis par la BNS. Le besoin d’innovations dans le trafic des paiements existe bel et bien, mais ces innovations seraient plutôt du ressort du secteur privé. La BNS étaye ainsi le système bancaire rodé à deux niveaux: la BNS devrait rester la banque des banques et les banques commerciales jouer le rôle de banque du large public.

Soutien en faveur de la BNS?

Bien qu’elles se croient du bon côté, les autorités suisses, campant sur leurs positions, ne veulent pas pour autant se retrouver isolées sur l’échiquier mondial. Elles pourraient au mieux compter sur le soutien de la Réserve fédérale américaine (Fed). Dans un discours prononcé l’été dernier, le Gouverneur Christophe Waller a présenté les CBDC comme «une solution à la recherche d’un problème». Si le problème réside dans l’efficience, il faut chercher des solutions dans le secteur privé, et non dans le secteur public. Si la critique porte sur les coûts liés aux transactions de paiement, la Fed n’a pas à jouer le rôle de gardienne des prix. Si la garantie de la souveraineté monétaire est menacée, l’émission de stablecoins adossés au dollar pourrait y remédier.

Le soutien de la Fed s’est fait longtemps attendre. C’est avec plusieurs mois de retard qu’elle a fini, la semaine dernière,  par publier un document de travail. Le texte lapidaire se limite à une énumération des avantages et inconvénients bien connus des CBDC à destination du large public. On se demande pourquoi il a fallu autant de temps pour publier un document fondamental de ce type, sans orientation manifeste. La Fed élude-t-elle sa responsabilité à l’égard d’une décision fondamentale: abandonner une bonne fois pour toutes l’option des CBDC, ou cela reflète-t-il des divergences d’opinion internes?

Une course de longue haleine

Quiconque voit dans les atermoiements de la Fed, dans la lenteur des avancées de la BCE ou dans le rejet de la BNS un temps d’arrêt sur le front des monnaies numériques a tort. De nombreux projets des banques centrales dans les domaines Retail et Wholesale vont bon train, comme le montre l’exemple de la Chine cité ci-dessus.

On constate ces derniers temps une dynamique soutenue des initiatives autour du stablecoin. Cependant, la croissance exponentielle enregistrée ces dernières années a subi un coup d’arrêt ces dernières semaines. On se demande alors si le tether et autres cryptomonnaies ne sont pas plutôt des «unstable coins». Les tokens (jetons) sont émis par des sociétés non réglementées et ne sont pas entièrement adossés à une monnaie de réserve. Ainsi, face au doute quant à leur capacité à maintenir leur promesse de stabilité sur le long terme, différentes voix critiques se sont fait entendre partout dans le monde.

L’idée d’une émission, par des opérateurs privés, de stablecoins aussi stables qu’une monnaie sans les inconvénients des CBDC, fait donc son chemin. Un consortium japonais a récemment décrit dans un livre blanc à quoi une telle monnaie pourrait ressembler. L’introduction du stablecoin est prévue dès la fin 2022.

La Suisse doit se mettre au diapason

Des modèles d’affaires innovants dans le trafic des paiements et dans les transactions impliquant des titres numériques nécessitent des moyens de paiement stables assortis de fonctionnalités spécifiques. Dans le pays numéro 1 de l’innovation, l’utilisation de ces moyens de paiement est appelée à se généraliser. Dans ce contexte, nous ferions bien de réfléchir au concept que nous aimerions voir en Suisse à l’avenir.

 

Rédacteurs

Martin Hess
Chief Economist
+41 58 330 62 50